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Entretien avec Opiyo Okach


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Laisser la danse se produire dans l'instant


Improvisation, stratégie pour générer une multitude de possibles


Liberté de perception


Réalité plurielle


Le danger aujourd’hui est que le centre du monde se situe à un seul et même endroit


La singularité de la démarche


Laisser la danse se produire dans l'instant
Il existe dans mon travail une relation entre le corps et l’environnement. Mon attention est souvent attirée par la manière dont une action résonne dans l’espace et la façon dont cet écho dans l’espace résonne en retour dans le corps. Tout ce transforme peu à peu en un évènement cyclique.
Cet état existe dans mes premières pièces comme Dilo ou Abila aussi bien que dans mes dernières créations Shift Centre et No Man’s Gone Now.
Dans Dilo et Abila, la thématique du rituel africain génère cette énergie cyclique. Dans Shift Centre, il existe un principe sous-jacent qui domine la pièce et génère le mouvement. Une idée simple : commencer à mouvoir de façon consciente et délibérée une partie du corps jusqu’au moment où c’est le corps lui-même qui me fait évoluer dans l’espace, où ce n’est plus moi-même qui bouge consciemment le corps. Il s’agit de la question de savoir si c’est moi qui anime le corps ou si c’est le corps qui se meut lui-même dans l’espace. Il se crée un phénomène cyclique où le corps génère son propre mouvement contrairement à une intention consciente et délibérée où je me dis ok maintenant je vais me déplacer à gauche, maintenant je vais évoluer un micro milimètre sur la droite, etc. Et on laisse la danse elle-même se produire dans l’instant. Il s’agit de la même idée mais réalisée d’une façon différente.


Improvisation, stratégie pour générer une multitude de possibles
Est-il possible de parvenir à cet état lorsque l’on travaille avec un matériau où les séquences de mouvement sont écrites de la même manière que lorsque l’on travaille avec la composition instantanée et l’improvisation ?
En improvisation, ce que l’on cherche à perfectionner c’est la stratégie qui produit un résultat, un mouvement. Alors que dans le matériau écrit l’on cherche à perfectionner le résultat lui-même. En improvisation nous avons une stratégie qui est supposée produire une série possible de résultats. Le résultat peut être variable. Dans le travail écrit, le résultat est toujours prédéterminé et est invariable. D’une soirée à une autre, on obtiendra toujours le même résultat.Bien sûr, il y a toujours place à l’erreur et à a perception humaine. Chaque jour nous nous réveillons différents et nous n’exécutons pas nécessairement le même mouvement exactement de la même façon chaque soir, il existe de la flexibilité même dans le matériau écrit. Mais la différence si situe dans le fait qu’en improvisation nous sommes prêts pour que le déroulement de la pièce ne soit pas le même chaque soir. La pièce reposera sur le hasard. Un téléphone mobile sonnera et sera intégrée comme une réalité formant partie de la représentation. Il n’existe pas la même relation avec un matériau écrit. Cet incident se produira peut-être mais il sera vite oublié. La différence réside dans ce que l’on écrit. Dans un cas on écrit le résultat, le mouvement, dans l’autre cas on écrit la stratégie qui génère le mouvement.

Liberté de perception
Je trouve que les processus présents dans l’improvisation sont plus proches de la culture africaine. Cette liberté dans la façon de fonctionner est souvent présente. Je préfère également l’improvisation car je pense que se sont installés des modes dominants de penser la danse, de l’écrire, de concevoir la représentation. Il existe une façon de faire qui est acceptée comme étant la bonne manière de faire. Et lorsque l’on ne suit pas cette méthode, alors le travail est considéré comme ayant moins ou pas autant de valeur. Je trouve qu’il y a là une tyrannie. Cette tyrannie n’est pas seulement liée à la danse. Quelque part, il s’agit d’une réaction contre toute forme de pensée dominante qui nous contraint à des façons de percevoir le monde. Nous aimons tous la liberté je pense. Tous les êtres humains aiment être libres. Je n’aime pas que l’on me place dans un trou de souris.
A ces deux niveaux, je me trouve donc enclin à utiliser la composition instantanée comme moyen d’écrire. Etre libre et accepter différents types de réalités.

Réalité plurielle
Peut-être cela à aussi avoir avec le fait d’être originaire d’Afrique où j’au essentiellement grandi. Nous sommes dans une position où nous sommes constamment exposés à une multiplicité de réalités et de façons d’être. Nous vivons avec la tradition d’un côté, et nous vivons avec l’Islam, la Chrétienté, MTV… Nous parlons quatre langages différents. Et c’est une chose normale. Il n’est pas extraordinaire de parler quatre langages différents et de vivre quatre différentes cultures dans la réalité quotidienne. Je pense que quelque part cela engendre une façon de percevoir où il apparaît naturel que la réalité soit multiple, une conscience que la vérité dépend de là où l’on se place. Si je mets ma casquette traditionnelle africaine, j’accepte la réalité d’une manière différente. Lorsque j’endosse ma casquette chrétienne, j’accepte la réalité d’une autre façon. Nous sommes capables de fonctionner avec ces diverses façons d’être. Quand je suis à Nairobi, je fonctionne de manière particulière, quand je vais au village, je fonctionne de manière différente. Lorsque je viens à Paris, je fonctionne encore d’une autre façon. Et nous acceptons tout comme étant des façons d’être valides. Comment cela se peut-il que dans l’art de la représentation, dans nos pratiques artistiques, nous n’acceptions pas cela, que soudainement nous abandonnions ce concept de réalité multiple ?

L'idée de multiplicité déclinée dans Shift Centre
Shift Centre est par conséquent la continuation de cette idée de multiplicité. La vérité est multiple. La perception subjective. La situation d’être capable d’accepter qu’un objet donné possède différentes facettes et que nous, en tant qu’être humains possédons toujours différents niveaux d’être au monde. Rien n’existe sous un seul et unique état. Tout existe sous différentes formes lesquelles sont également valides.J’ai réalisé cela par exemple en travaillant sur la pièce Abila et ses relations à l’espace. Alors que je travaillais en studio, tout était très ouvert. A la fois en terme de structure elle-même (le sens de la pièce était très ouvert), qu’en terme d’espace. Que voyons nous, voyons nous le vidéo projecteur, voyons nous un interprète particulier. Regardons nous du point de vue d’un interprète particulier ou d’un autre interprète. Tout était très ouvert. Et vinrent alors les derniers jours de répétition .
Soudainement on réalise que la pièce sera présentée dans un théâtre classique où le public ne sera assis que d’un seul côté, que la vidéo-projection ne pourra être vue que dernière les interprètes. Cette relation n’existait pas dans le processus de création. Le projecteur n’était pas nécessairement devant les interprètes. L’écran vidéo n’était pas nécessairement derrière. On ne voyait pas en permanence tous les interprètes d’un seul point de vue. Par le simple fait, ces derniers jours de répétition, de devoir m’asseoir soudainement en face, de devoir tout trier et réajuster en fonction de là ou j’étais assis, trop de choses sur lesquelles nous avions travaillé pendant la création ne faisaient plus sens. La profondeur avec laquelle nous avions travaillé pendant la création disparaissait. J’ai le sentiment que ce processus affectait également le sens. Pour moi la pièce devint un écran plat en face de nous. En conséquence pour moi, ces peintures plates bidimensionnelles que je regardais en face de moi semblaient à la fin tellement moins riches que la situation de représentation ouverte avec laquelle j’avais travaillé pendant le processus de création.

Quelque part dans Shift Centre, ce questionnement entre la perception et l’espace, entre la perception et l’identité est devenu le cœur de la pièce. Pour permettre que les choses soient vues de différents points de vue, pour faire en sorte que les choses ne soient pas formatées d’une façon. Parce que je pense que de ne voir que d’une seule façon est une tyrannie de la perception imposée par les conventions dominantes de présentation et de construction de la représentation. Dans ces conventions ce n’est pas seulement le public qui est contraint dans une façon de regarder, de voir, d’expérimenter mais aussi l’artiste qui est contraint dans une façon de construire et dans une manière de percevoir.


Une réflexion sur la réalité politique et sociale : Le danger d'aujourd’hui est que le centre du monde se situe à un seul et même endroit, un endroit qui définisse ce qui est bon ou mauvais....

Dans Shift Centre j’essais de voir jusqu’à quel point nous pouvons ouvrir les perspectives. Puis-je garder la liberté de perception. Il ne s’agit pas seulement d’une question d’espace ou d’une question de pure forme. Forme et sens sont toujours étroitement entrelacés, il est difficile de séparer la forme, l’esthétique, du sens. J’ai voulu prendre en compte leur relation. Pour moi la question se pose donc aussi en terme de réalités politiques. « Vous êtes soit avec nous, soit avec l’ennemi » par exemple (G.W Bush).
Des situations sociales actuelles suggèrent que quelque-part il n’y a qu’une seule façon de voir. Le danger qui revient aujourd’hui est que le centre du monde se situe à un seul et même endroit, un endroit qui détient la vérité, qui croit connaître ce qui est incorrect et qui définit ce qui est mauvais.
Dans Shift Centre, j’espérais questionner cela. Questionner l’idée d’espace, remettre en cause des modes de représentation spatiaux où il n’y ait qu’une façon de voir, qu’un seul lieu pour la vérité. Nous ne voyons qu’un aspect. Ils y a d’autres facettes que nous ne pouvons voir en même temps. Shift Centre n’est pas une simple déclaration esthétique au sujet de l’espace, c’est aussi une déclaration au sujet de la réalité politique et sociale. Le centre du monde n’est pas seulement en un lieu . Le centre n’est pas là où nous sommes. Le centre est fragmenté. L’acceptation de la réalité comme phénomène fragmenté. Nous ne pouvons percevoir qu’un fragment de réalité à la fois. Et par conséquent nous devons prendre en compte qu’il y a différents fragments de réalité et que la réalité est en constant mouvement.
C’est l’ère de questionnement de Shift Centre. J’aimerais questionner cela en commençant par la perception de l’espace, la perception de l’identité. Et pour moi le cycle revient. Perception/identité, perception/identité et ce que nous construisons par conséquent nourri en retour la façon dont nous nous percevons.
La question est posée en terme d’espace, en terme de représentation, en terme d’arrivée du public, en terme de relation avec le temps de représentation, avec l’aspect de la représentation que le public va voir.
Même avec une représentation frontale où tout est déplié en face de soi, on ne voit jamais tout. Notre attention évolue toujours d’une chose vers une autre et la totalité du public ne voit pas toujours la même chose au même moment. Je voulais pousser ce raisonnement un peu plus loin, prendre en compte que lorsque nous sommes dans un espace donné notre perception de ce qui se passe dans l’espace n’est pas seulement liée à ce qui se passe devant nous mais aussi à ce qui se passe derrière nous, ou dehors. Un train passe. Cela fait partie de se qui se passe quelque soit le moment. Comment introduisons nous tout cela à la réalité de la représentation. La question se pose en terme visuel, en terme d’image mais aussi en terme sonore. Le son n’est pas toujours un phénomène qui se passe à gauche ou en face de nous. Le son n’est pas toujours quelque-chose de frontal. Zara Hadid, l’architecte, a prononcé une affirmation intéressante : “ Pourquoi se limiter à un quand il y a 360 degrés possibles”.
C’est une affirmation sociale intéressante que je voulais prendre en compte en terme de représentation.

La singularité de la démarche
Certains pourront dire que cela a déjà été fait. Cela a été fait dans les années 60. Quelle différence, quelle nouvelle lecture pourrais-je y apporter ? Je ne pense pas revisiter quoique-ce soit. Ce raisonnement est inspiré par ma réalité quotidienne, par les contraintes auxquelles je me trouve confronté. Je réponds simplement à ces réalités. Il ne s’agit pas en ce qui me concerne d’une nouvelle recherche à la mode ni d’une réinvention du passé. C’est juste une simple réponse à des questions avec lesquelles je suis confronté actuellement. Si ce questionnement correspond peut-être à un autre mouvement qui s’est déjà produit, c’est une pure coïncidence. Bien sûr, je suis familier avec l’histoire de la danse. Si j’espère apporter quoique ce soit de nouveau à cette idée, ce sera juste des solutions aux problèmes avec lesquels je me trouve confronté. Si d’autres artistes s’y sont déjà confrontés, ont trouvés des solutions, les ont abandonnés, ce n’est que pure coïncidence. La spécificité de mon approche se situe dans mon parcours. De mon histoire en tant qu’artiste. S’il y a une quelconque spécificité dans mon approche de la question, elle se situe dans mes origines culturelles. Je ne sais quels nouveaux résultats il pourrait y avoir. Mais les questions que je me pose autour de ce concept de multiplicité et fragmentation viennent de mon contexte social et culturel particulier, celui d’une certaine société africaine.
Le cadre de représentation qui existe dans ma société traditionnelle rend inévitable un questionnement des façons dont la représentation est organisée et acceptée. Ce qui serait anormal, ce serait de ne pas questionner la relation entre le public et la représentation, l’identité et la représentation. Je trouve une progression naturelle dans ce questionnement de la relation à l’espace et les modes de représentation. Apportons nous des pensées nouvelles à ce sujet ? Peut-être pas nouvelles, mais ce mode de pensée provient d’où je viens. Je suis né au Kenya dans les années 60 et je travaille au Kenya, en France et dans le reste du monde. Et cette question provient de ce contexte partic
ulier où aujourd’hui, artistes, nouveaux chorégraphes en Afrique, essaient de créer des représentations qui leur semblent authentiques. Ils essaient de questionner la réalité dans laquelle ils existent. Cette question émerge de cela, et s’il y a quelque-chose de spécifique et particulier, cela provient de ce contexte. Il y aura-t-il quelque-chose de spécifique dans les résultats…Il y aura quelque-chose de spécifique. Si c’est chose spécifique aura quelque-chose de nouveau ou pas, pour moi la question n’a pas de sens. Si ce résultat a déjà été atteint par d’autres artistes quelque part d’autre et après abandonné, cela n’a aucune importance. Pour moi, le résultat n’est pas très important. Ce qui importe pour moi c’est que le processus produise quelque-chose. Ce que le produit du processus est, cela m’importe peu.

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